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 La station

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sylvain
Feuillet Volant
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Localisation : Lans en Vercors (Isère)
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MessageSujet: La station   La station Icon_minitimeMer 6 Sep - 22:59:40

Voilà donc une petite nouvelle, une "histoire courte"... et noire, bien entendu.


Pour la troisième fois, Pablo Di Aguerro se pencha sur le volant en cuir de sa Chrysler. Pour la troisième fois également, il appuya sur le klaxon.
De la station service, aucune réponse ne vint.
Ecrasée par un soleil de plomb, cette station, la seule désormais avant la banlieue de Mexico, semblait déserte. Les pompes en partie bouffées par la rouille paraissaient pourtant en état de fonctionner.
Il soupira. Fichue journée ! Si au moins il avait eu la présence d'esprit de faire le plein dans la dernière bourgade. Seulement voilà, au lieu d'essayer de vendre ces foutus aspirateurs, il n'avait pas pu s'empêcher de faire du gringue à une ménagère. Il faut dire que la matinée avait été très médiocre. Combien il en avait placé déjà ? Deux ? Trois maximum ? Alors évidemment, quand, à deux heures de l'après-midi, un joli brin de femme à peine vêtue d’un peignoir lui avait ouvert la porte, il s'était fait des idées, Pablo Di Aguerro. Il avait débité son baratin sur sa marchandise sans cesser de reluquer le décolleté de la femme. Les gouttes de sueur qui perlaient entre ses seins, les lèvres rouges et lippeuses, ces gestes qu'il avait pris pour de la langueur - la pauvre se réveillait de sa sieste - il ne lui en fallait pas plus pour lui faire péter un câble. Du coup, lorsque le mari était rentré et qu'il l'avait trouvé en train d'essayer d'embrasser sa femme, les choses s'étaient un tantinet précipitées. Pablo avait juste eu le temps de se sauver par la fenêtre du salon, laissant sur place son téléphone portable posé sur la table, pendant que l'homme décrochait son fusil de chasse.
Il avait bondi dans la Chrysler et avait démarré à fond les ballons.

Après quelques kilomètres, le voyant d'essence s'était allumé.

Pablo s'était arrêté et avait consulté sa carte. Le dernier bled s'appelait Santa Miguel. Il y avait bien cent, cent cinquante kilomètres avant d'atteindre les premières villes de la banlieue. Il avait alors repéré un petit point sur la carte, à quelques dizaines de kilomètres de Santa Miguel. Ce pouvait être une ferme ou une cantina quelconque. Avec un peu de chance, il y trouverait un bidon d'essence à acheter. Il était reparti et avait roulé une bonne heure.

C'était une station service.
Enfin, ça y ressemblait.

Une pompe pour le super, une pour le gas-oil, une baraque miteuse en guise de cantina, un cabanon de bois sur le côté... et pas un chat.
Du revers de la main, il balaya les gouttelettes de sueur qui perlaient sur son front et lissa ses cheveux noirs en arrière. Il jeta un coup d'oeil dans son rétroviseur, puis, satisfait du résultat, sortit de la poche de sa chemise blanche un paquet de cigarettes américaines et un Zippo orné d'une tête de bison. La flamme bleutée jaillit et il avala goulûment la première bouffée. Il rejeta la tête en arrière avant de souffler un mince filet de fumée grise.
Il se redressa soudain. Quelque chose avait bougé à l'intérieur. Il klaxonna à nouveau et appela :
– Hé ! Il y a quelqu'un ?
Le son de sa voix lui parut étrange, comme étouffé. Il prit brusquement conscience de la chaleur écrasante, de sa gorge sèche, de la poussière qui recouvrait sa voiture. Il rangea ses clefs dans la poche de son pantalon et se dirigea vers la cantina. Moite de sueur, il parvint à une vieille porte en bois restée entrouverte. La peinture écaillée pendait sur la boiserie infestée de trous de parasites. Du bout du pied, il la poussa et pénétra dans une vaste pièce sans fenêtre. Quand ses yeux se furent habitués à la pénombre, il distingua un comptoir en formica, quelques étagères vides où deux ou trois bouteilles de whisky et de mescal se disputaient la place, une grande table en bois entourée de chaises et un calendrier pour routiers cloué sur un mur blanchi à la chaux. Une mince couche de poussière recouvrait chaque objet et conférait à l'ensemble une étonnante impression d'abandon.
– C'est bien ma veine, pensa Pablo à haute voix.
Il crut alors remarquer des traces de pas dans la poussière. Quelqu'un avait marché là, il y avait peu de temps. Il suivit les marques et découvrit soudain une petite porte dissimulée dans un recoin de la salle. Il s'apprêtait à en saisir la poignée lorsque celle-ci s'ouvrit brusquement. Un cri de surprise lui échappa.
– Salut gringo, dit une voix rocailleuse.
Pablo écarquilla les yeux. Devant lui se tenait un homme de petite taille, vêtu d'un pantalon de toile élimé et d'un tee-shirt taché et sans forme. Son crâne lisse et brillant surmontait un visage large et gras où s'enfonçaient deux petits yeux myopes cachés par d'épaisses lunettes rondes.
– Salut gringo, répéta-t-il.
Pablo sursauta.
– Comment ça « gringo » ? Je suis Mexicain, moi ! protesta-t-il.
L'autre le fixa.
– Z'êtes pas d'ici ?
Pablo ricana.
– D'ici ? Vous voulez dire de la station service ?
– Vous moquez pas gringo. C'est pas gentil quand on connaît pas les gens... Vous n'êtes pas du village ?
Le représentant devint écarlate.
– Excusez...je n'avais pas vu de village...
– Y a pas de mal, gringo. Y a pas de mal. Mais si vous êtes pas du village...alors vous êtes un gringo, c'est comme ça.
Pablo hocha la tête, soucieux de ne pas contrarier l'homme. Après tout, il lui fallait du carburant et rien d'autre.
– Vous pouvez me faire le plein s'il vous plaît ? demanda-t-il, conciliant.
– Ah, mon pauvre monsieur ! Vous n'avez pas de chance ! Avec la grève des transporteurs, mes citernes sont vides !
Les épaules de Pablo s'affaissèrent.
– Mais on doit venir nous les remplir aujourd'hui, dans la soirée au plus tard. Vous pouvez attendre ici... si vous voulez, ajouta le gros homme.
– Aujourd'hui ...dans la soirée ? répéta le représentant, accablé.
– Vous pouvez aussi repartir, mais si vous êtes à sec...
Il fit une moue. Après tout, il n'avait pas entendu parler de cette grève des transporteurs. Ça ne devait pas être grand-chose.
– Je peux téléphoner ?
Le visage de l'homme s'assombrit.
– Décidemment, gringo, vous jouez de malheur ! Le téléphone est en dérangement. Je ne sais vraiment pas...
– Laissez tomber, le coupa Pablo excédé. Vous avez quelque chose à boire au moins?
Un sourire radieux éclaira le visage du propriétaire.
– Alors ça ! Vous allez voir ce que vous allez voir ! Manuel va vous chercher sa spécialité... Vous m'en direz des nouvelles !
Pablo ne put s'empêcher de sourire. Ce drôle de type était un original. Un peu bizarre mais pas méchant. La solitude avait dû lui faire perdre la tête dans ce trou paumé. Il s'assit, non sans avoir épousseté une chaise avec soin, et attendit le retour de son hôte. Celui-ci revint bientôt, portant à bout de bras une petite fiole marron et deux verres à liqueur. Il s'arrêta à deux pas de lui et le regarda droit dans les yeux.
– Gringo, dit-il d'un voix grave et sentencieuse. Trinquons maintenant.
Pablo regarda le gros homme remplir les deux verres d'un étrange liquide opaque et se tortilla sur sa chaise, mal à l'aise. Il n'aurait peut-être pas dû accepter de boire ça. C'était un peu tard maintenant. L'homme risquait de se vexer.
Manuel essuya le goulot avec le pouce et le suça avec délectation.
– A la vôtre gringo... vous m'avez dit que vous vous appelez comment déjà ?
– Je ne vous ai rien dit, commença-t-il... je m'appelle Pablo. Pablo Di Aguerro.
– Alors Monsieur Pablo Di Aguerro, trinquons à la bonne fortune, poursuivit Manuel en le fixant.
Le représentant sentit un désagréable frisson lui parcourir l'échine. Il haussa les épaules. Qu'est-ce que je risque ? pensa-t-il. Ce ne sont pas trois gouttes de gnôle qui vont me tuer. Puis il porta le verre à ses lèvres et avala une grande gorgée.
Je n'aurais pas dû, se dit-il presque aussitôt.
Une vague brûlante le submergea. Un raz de marée de feu prit possession de son corps et de son esprit. Il hoqueta, toussa et parvint tout juste à distinguer à travers un rideau de larmes le gros homme qui se levait en riant.
– C'est pas une boisson de femmelette, hein gringo ! Ça secoue, ça !
Son crâne allait exploser...il fallait qu'il se lève, qu'il parte d'ici le plus vite possible.
Au lieu de cela, il lui sembla que sa tête était irrésistiblement attirée par la table. Il appuya ses mains de toutes ses forces, banda ses muscles, tenta de résister. En vain. Lorsque son visage inondé de sueur toucha enfin le bois, il capitula. Il ferma les yeux.
– Tu as raison gringo, fais donc une petit sieste, résonna la voix de Manuel. Il fait trop chaud pour voyager.
– Et merde, pensa Pablo en sombrant.

Il n'aurait su dire combien de temps il avait dormi ainsi. Il lui semblait que cela avait duré à peine un instant. Il entendit soudain une voix lointaine lui murmurer des paroles réconfortantes. Puis quelque chose de liquide lui coula dans les cheveux et sur la nuque. Il ouvrit un oeil. Une femme était penchée sur lui et lui caressait le crâne. Putain de boisson, pensa-t-il, voilà que j'hallucine maintenant.
– Monsieur ! Monsieur! Il faut vous réveiller !
Méfiant, il ouvrit l'autre oeil. Il ne délirait pas. C'était bien une femme. Une Indienne qui lui aspergeait la nuque avec une serviette dégoulinante.
– Il vous a fait boire son truc dégoûtant ? C'est ça ?
Pablo hocha la tête. La femme soupira.
– Pas étonnant que vous soyez vaseux, laissa-t-elle tomber en lui tapotant la joue.
Il la repoussa en grognant. Soudain, un doute l'assaillit. Il tâta ses poches de façon frénétique.
- Cherchez pas, dit l'Indienne, il vous a fait les poches. A chaque fois c'est la même chose. Je suppose que la voiture dehors est à vous ? Vous n'avez plus d'essence et il vous a dit qu'on attendait pour être livrés ? Entre nous, si vous attendez qu'on vous vende de l'essence, vous feriez mieux de partir tout de suite. Ça fait des mois que les cuves sont vides.
Pablo leva la tête avec lenteur. C'était quoi cette embrouille ? Il dévisagea la femme. Elle était plutôt jolie, entre trente et quarante ans, avec des longs cheveux noirs.
– Vous êtes qui ? demanda-t-il.
– Sa femme... Je suis la femme de Manuel.
Pablo ricana.
– Vous êtes la femme de...
Elle lui saisit les poignets.
– J'avais douze ans quand mes parents m'ont vendu à Manuel. Il leur a filé un joli paquet de dollars, alors ils n'ont pas beaucoup hésité. C'était ça ou je me retrouvais sur le trottoir, en ville. Ici, au moins, je ne risquais pas grand-chose.
Le représentant secoua la tête. Il en avait assez entendu. Il tenta de se lever mais il vacilla et dut se retenir à la table pour ne pas tomber.
– Hé ! Qu'est-ce que vous croyez ? Vous avez bu son truc et maintenant il faut récupérer !
Elle lui agrippa le bras et l'obligea à se rassoire.
– Qu'est-ce que vous me voulez ? demanda Pablo d'une voix lasse.
– Comment qu'est-ce que je vous veux ? Mais rien du tout ! Par contre, vous, si vous voulez vous en sortir vivant, il va falloir être raisonnable et m'écouter !
Il la regarda stupidement.
– M'en sortir vivant ? Mais qu'est-ce que vous racontez ?
– Alors vous ! Vous ne comprenez donc rien ? Vous avez bu quoi d'après vous ?
– Une liqueur, je ne sais pas...
– Allez, réfléchissez un peu.
Pablo poussa un râle de colère. C’en était assez ! Il allait se tirer d'ici, un point c'est tout. Ses forces et sa lucidité lui revenaient peu à peu..
– Qu'est-ce que vous faites ? demanda l'Indienne.
– Je m'en vais, répondit-il en parvenant à se lever.
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MessageSujet: Re: La station   La station Icon_minitimeMer 6 Sep - 23:00:35

ça ne tient pas sur un seul message ! Voilà la suite !


Elle se planta devant lui.
– Ah oui ? Et comment vous comptez faire ?
– Il y a un village, non ? Eh bien, je vais chercher une dépanneuse et adieu va !
L'Indienne éclata de rire.
– Il vous a servi l'histoire du village, un peu plus loin, par là-bas ! s'exclama-t-elle. Mais tout ça est faux, archi-faux ! Il n'y a jamais eu de village ici !
Pablo la regarda sans comprendre.
– Et puis, ce n'est pas tout : cinquante kilomètres de rase campagne à l'est, cent à l'ouest, poursuivit-elle d'une voix monocorde. Au nord et au sud ce n'est même pas la peine d'en parler, c'est pire...
Atterré, le représentant s'était figé. Il regardait sans la voir la porte entrouverte par laquelle pénétrait un mince rayon de soleil. On l'avait piégé. Mais on ne l'aurait pas comme ça, aussi facilement. Il ne se laisserait pas faire ! Il allait se battre. Il serra les poings.
– Il est où ce salopard ? demanda-t-il d'une voix sourde.
– Dans le cabanon, il dort.
– Il dort ! Et vous êtes là depuis tout à l'heure à me raconter vos salades !
Des fous. Il était tombé chez des fous. Déjà il se dirigeait d'un pas décidé vers la sortie.
– Vous n'avez aucune chance tout seul, lança l'Indienne. Vous serez mort avant d'avoir atteint le cabanon. Comme les autres...
Il se figea et se retourna.
– Qu'est-ce que vous me racontez encore ?
Elle le dévisagea avec une étrange lueur dans les yeux.
– Au début, commença-t-elle, ça marchait plutôt bien ici. Il y avait du passage. Jusqu'à ce qu'ils construisent l'autoroute. Alors les clients se sont faits de plus en plus rares et Manuel a commencé à boire... et à devenir violent. Un jour, un client a sorti une plaisanterie sur moi et ça ne lui a pas plu à Manuel. Ils se sont battus. Dans la bagarre, il a attrapé un tesson de bouteille et il a tué le gars. Au début on est resté tous les deux sans rien oser faire. Puis on a pris les choses en main. Il a fait disparaître le corps, j'ai nettoyé le sang et on désossé la voiture. Il l'a revendue en pièces détachées à la ville. Ça a été le premier. Les suivants, il les a d'abord saoulés ou drogués avant de les abattre...
Elle se tut. Pablo la fixait avec horreur. Puis il secoua la tête, se passa le visage dans les mains et, poussant un grognement de fauve, se rua vers la sortie. L'Indienne hurla et lui barra le passage.
– Vous ne pouvez pas partir comme ça, dit-elle d'une voix stridente...Pas sans moi...moi je peux vous aider...vous avez besoin de moi.
– Ah oui ? cria-t-il à son tour. Et pourquoi je vous ferais confiance ?
Elle lui jeta un regard sombre.
– Je veux partir d'ici, scanda-t-elle. Je veux m'en aller moi aussi. Vous pouvez comprendre ça, non ? A deux on pourra y arriver.
Pablo secoua à nouveau la tête.
– Poussez-vous, j'y arriverai seul, siffla-t-il.
Il l'écarta et tira la porte. La chaleur lui fit l'effet d'un coup de massue. Tout devint blanc autour de lui. Il vacilla et dut se retenir au chambranle de la porte. L'Indienne le rattrapa de justesse.
– Et tu voulais partir seul ?
Elle l'avait tutoyé, remarqua-t-il en réprimant une nausée. Saloperie de boisson.
– Ecoute-moi plutôt, ajouta-t-elle très vite en le plaquant contre le mur. Manuel a caché un bidon d'essence sous son lit, dans le cabanon. On ne s'en est jamais servi. Il est plein. Je vais aller le chercher...on n'aura qu'à remplir ton réservoir.
Vaincu, Pablo hocha la tête. L'Indienne avait raison. Seul et à pied il n'irait pas loin. Quand à aller chercher lui-même le bidon, c'était impensable. Il essuya la sueur qui ruisselait sur son front.
– Pourquoi...pourquoi tu ne pars pas toute seule avec ma voiture ? bégaya-t-il.
Elle haussa les épaules. Pablo soupira. Cela n'avait pas d'importance après tout. Il ne voulait désormais plus qu'une chose : partir le plus loin et le plus vite possible de la station. L'Indienne regarda au dehors et se tourna vers lui.
– Voilà ce qu'on va faire : je vais aller chercher le bidon, tes papiers et tes clefs. Pendant ce temps-là, toi, tu restes ici. Tu ne bouges pas.
Pablo opina du chef. Voilà à quoi il en était réduit : se faire dicter sa conduite par une femme, indienne de surcroît.
– Tu vas compter jusqu'à cent, lentement, très lentement. Si à cent je ne suis pas revenue, alors là cours, le plus vite possible et le plus loin possible. Tu as compris?
Il acquiesça.
– A cent, je cours...dit-il dans un souffle.
Elle sourit et tourna les talons.
– A tout à l'heure, gringo, dit-elle en lui adressant un dernier regard.
Pablo sursauta. « Gringo ». Elle l'avait appelé comme l'autre. Il voulut lui faire remarquer mais elle avait déjà disparu.
Il était seul.
Il s'appuya contre la cloison de bois et s'épongea le front avec son mouchoir. Puis il commença à compter.
– Un, deux, trois, quatre, cinq...
Un lézard s'aventura hors de son trou d'ombre et se glissa entre ses pieds. Il s'immobilisa soudain comme s'il prenait conscience du danger. Pablo bougea légèrement. L'animal, affolé détala et regagna son refuge.
– Trente et un, trente-deux, trente-trois...
Des gouttes de sueur perlaient sur ses sourcils, l'obligeant à s'essuyer régulièrement. Combien de temps faudrait-il à l'Indienne pour aller au cabanon, récupérer ses affaires et revenir, se demanda-t-il. Jusqu'à cent, en comptant lentement. Ça fait combien de minutes, ça. Plus d'une en tout cas. Oui mais combien ? Deux ? Trois ? Est-ce qu'il n'avait pas compté trop vite ? Ou pas assez, peut-être...
– Soixante-quatre, soixante-cinq, soixante-six...
Et après, si le type se réveille. Il va faire quoi ? « Les suivants, il les a d'abord saoulés ou drogués avant de les abattre... ». Et il les a éliminés comment, les autres ? Au fusil ? À la machette ? Si l'Indienne ne s'en sort pas, il est foutu, quoi...
– Quatre-vingt-cinq, quatre-vingt-six, quatre-vingt-sept...
Il se figea. Il lui avait semblé entendre un bruit, là-bas, dehors, du côté du cabanon. Il prêta l'oreille, retint sa respiration. Non, il n'y avait rien. C'était son imagination. Sa peur.
– Quatre-vingt-dix-neuf, cent !
Cette fois, il y était. Cent ! Il avait presque envie de gueuler comme les mômes qui jouent à cache-cache. Cent ! Hé ! L'Indienne ! Tu peux sortir ! Ça y est ! Le compte est bon ! Il jeta un coup d'oeil par la porte entrebâillée, espérant voir la silhouette de la femme. Il aperçut la Chrysler, désormais couverte de poussière, les pompes rouillées et inutiles et le cabanon tout au bout à droite. Et puis la terre, rouge brique, désespérément sèche. Putain, l'Indienne, tu vas sortir, oui !
Qu'est-ce qu'elle avait dit, déjà, si elle n'était pas là à cent ? Cours le plus vite et le plus loin possible...
Ma dernière chance, c'est ma dernière chance, pensa-t-il. Il se leva en gémissant. Ses intestins se tordirent. Oh non ! Pas ça, se dit-il en pensant à ce qu'il advient lors d'une trop grande frayeur. Il parvint enfin à se dresser sur ses jambes. Les mains devant les yeux pour se protéger du soleil, il fit un pas, puis un autre, puis encore un autre. Il avançait comme un automate, vers la route, évitant de penser. Un bruit le fit sursauter. Il se figea. Une porte. C'est une porte qu' « on » ouvre. Il eut un hoquet de terreur et une vague de peur déferla. Une vague irrépressible, incontrôlable. Alors, il courut, étonné lui-même de se découvrir encore cette force inattendue.

La première balle l'atteignit derrière le genou, faisant éclater la rotule.
Il s'écroula, le visage dans la poussière, gémissant de douleur. Mais la peur était encore là, plus forte que la souffrance. Il se dressa sur ses coudes et rampa. Vers la Chrysler. Vers la route. Sa bouche s'emplit d'une poussière âcre et il dut cracher pour respirer. Et il rampait Pablo Di Aguerra, il dépensait sans compter ce qui lui restait de force, n'ayant rien à foutre de ses coudes ensanglantés.
Mais quand il vit devant ses yeux les deux pieds sales de Manuel, il sut qu'il était cuit.
– Alors gringo, dit celui-ci de sa voix rocailleuse, on veut partir sans saluer le pauvre Manuel ?
Pablo plongea la tête dans la poussière. Il était foutu. Il resta ainsi quelques secondes, puis, dans un ultime sursaut d'amour propre, il se retourna, décidé à regarder la mort dans les yeux.
C'est alors qu'il reconnut derrière lui la silhouette de l'Indienne. Son regard alla d'elle à Manuel puis revint se poser sur la femme. Il la fixa droit dans les yeux alors qu'elle épaulait pour la seconde fois sa carabine.


FIN
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Le Gritche
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Le Gritche


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MessageSujet: Re: La station   La station Icon_minitimeJeu 7 Sep - 21:40:17

Sympa comme nouvelle, efficace ! okp
Bien qu'il est un peu frustrant de deviner ce qui va se passer.
On savait que le mec allait mourir (tu l'avais sous-entendu) et l'indienne le trahir. En fait, avant de lire le dénouement, je m'étais imaginé une tirade de l'indienne expliquant que d'années en années, elle et son mari s'était mis à créer des scénarios tordus avant de tuer leurs proies mdrrrr

Un passage m'a fait penser à un dialogue de l'auberge rouge avec Fernandel.
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Sheerys
Invité




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MessageSujet: Re: La station   La station Icon_minitimeSam 9 Sep - 10:19:15

J'ai bien aimé aussi !!! Et même si j'avais moi aussi à peu près deviné le dénouement, il restait toujours des doutes soleil

J'aime bien le style, c'est fluide et efficace comme le dit le Gritche.

Bravo !! wéé
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MessageSujet: Re: La station   La station Icon_minitime

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