Terres mortes (Bauern sterben), Franz Xaver Kroetz

Terres mortes, dans l'original, Bauern sterben, soit, littéralement, "les paysans meurent". On pense à Malone meurt , le roman de Beckett - Malone stirbt en allemand. Passons.

Terres mortes, c'est l'éternel conflit du dedans et du dehors, en l'espèce : "le pays", das Land , le home ou die Heimat (comprenez : le d'où-je-viens, le d'où-je-suis, le où-j'habite) et la "ville", manière d'au-delà dont rêvent les gens prétendus libres. Terres mortes, c'est l'histoire de rats de la campagne, un type et sa soeur, qui vont en ville en tracteur, pour voir ce que c'est justement, la ville. Parce que le pays, c'est pas top, c'est même carrément écoeurant. Au pays, par exemple, papa est un con, un salaud étouffant et désespérant. C'est à force de vivre au pays qu'on finit par fourrer son mort-né dedans le ventre-même de mémé-morte-devant-la-télé. Oui, une hééénorme décharge symbolique dans ce passage - ainsi que dans le plus clair de cette pièce.

Terres mortes est écrit dans une langue assez crue, dure à la limite, mais certains passages sont de véritables morceaux de bravoure je trouve. C'est une pièce pathétique, grotesque, atrocement naïve, tragique, provocante, subversive, apocalyptique, en un mot : contemporaine. Une espèce d'angoisse eschatologique est partout palpable dans ce texte. Kroetz nous montre le monde juste avant Mad Max, le monde du non-retour si vous voulez, le monde où le vivant a déjà un pied dans la tombe, et pourtant, c'est indéniable, ça crève les yeux et débouche les narines, Terres mortes pue la vie :

La mère: C'est la grand-mère qui doit passer la serpillère, la grand-mère a le temps. La grand-mère a qu'à nettoyer au lieu de regarder le poste. Faut qu'elle nettoie tout, faut qu'elle frotte, faut pas qu'elle s'arrête. Elle a pas à être assise là à regarder le poste. Faut qu'elle se mette à quatre pattes et qu'elle nettoie. Faut que tu frottes, vieille sorcière, t'entends pas? [...]
La fille : Frotte, grand-mère, frotte. La grand-mère est assise bouche bée devant un petit poste de télévision qu'elle regarde en silence. T'entends pas? Elle se dirige vers la grand-mère. Elle pue à tomber par terre, tellement elle pue. [...] C'est parce qu'elle a des vers, parce qu'elle est pourrie. Y a qu'un mort qui peut avoir autant de vers, pas un vivant. Dans son ventre ça fait que grouiller. On bouscule plusieurs fois la grand-mère qui tombe raide de sa chaise sur le carrelage.
La mère: Ferme le poste, ferme-le si personne ne regarde plus.

C'est une pièce qu'il faudrait voir montée je pense. Proprement hallucinante. Je vais m'arrêter là. Je n'ai qu'un conseil : lisez-là - elle est parue aux fameuses éditions théâtrales de l'Arche, traduite par Daniel Girard. Même si elle est violente, choquante ou je ne sais quoi, j'estime que cette pièce, tout comme un livre de Guyotat par exemple, est un véritable événement littéraire. Je regrette de ne la découvrir que maintenant. On a le droit de ne pas aimer, mais il est plus difficile de lui dénier la force abjecte et impensable de la vérité.